Lecture-divertissement
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La Cigale, ayant chanté Tout l'Été, Se trouva fort dépourvue Quand la Bise fut venue. Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine Chez la Fourmi sa voisine, La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu'à la saison nouvelle. «Je vous paierai, lui dit-elle, Avant l'Août, foi d'animal, Intérêt et principal.» La Fourmi n'est pas prêteuse : C'est là son moindre défaut. «Que faisiez-vous au temps chaud ? Dit-elle à cette emprunteuse. - Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise. - Vous chantiez ? j'en suis fort aise : Eh bien ! dansez maintenant.» |

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La raison du plus fort est toujours la meilleure ; Nous l'allons montrer tout à l'heure. Un Agneau se désaltérait Dans le courant d'une onde pure. Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure, Et que la faim en ces lieux attirait. «Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Dit cet animal plein de rage ; Tu seras châtié de ta témérité. - Sire, répond l'Agneau, que votre Majesté Ne se mette pas en colère ; Mais plutôt qu'elle considère Que je me vas désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d'Elle, Et que par conséquent en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson. - Tu la troubles, reprit cette bête cruelle, Et je sais que de moi tu médis l'an passé. - Comment l'aurais-je fait si je n'étais pas né ? Reprit l'Agneau ; je tette encor ma mère. - Si ce n'est toi, c'est donc ton frère. - Je n'en ai point. - C'est donc quelqu'un des tiens : Car vous ne m'épargnez guère, Vous, vos Bergers, et vos Chiens. On me l'a dit : il faut que je me venge.» Là-dessus au fond des forêts Le Loup l'emporte, et puis le mange, Sans autre forme de procès. |

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Travaillez, prenez de la peine : C'est le fonds qui manque le moins. Un riche laboureur sentant sa mort prochaine Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins. «Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l'héritage Que nous ont laissé nos parents. Un trésor est caché dedans. Je ne sais pas l'endroit ; mais un peu de courage Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout. Remuez votre champ dès qu'on aura fait l'août. Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place Où la main ne passe et repasse.» Le Père mort, les fils vous retournent le champ Deçà, delà, partout ; si bien qu'au bout de l'an Il en rapporta davantage. D'argent, point de caché. Mais le Père fut sage De leur montrer avant sa mort Que le travail est un trésor. |

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Il faut, autant qu'on peut, obliger tout le monde : On a souvent besoin d'un plus petit que soi. De cette vérité deux Fables feront foi, Tant la chose en preuves abonde. Entre les pattes d'un Lion, Un Rat sortit de terre assez à l'étourdie : Le Roi des animaux, en cette occasion, Montra ce qu'il était, et lui donna la vie. Ce bienfait ne fut pas perdu. Quelqu'un aurait-il jamais cru Qu'un Lion d'un Rat eût affaire ? Cependant il avint qu'au sortir des forêts Le Lion fut pris dans des rets, Dont ses rugissements ne le purent défaire. Sire Rat accourut, et fit tant par ses dents Qu'une maille rongée emporta tout l'ouvrage. Patience et longueur de temps Font plus que force ni que rage. |

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Maître Corbeau, sur un arbre perché, Tenait en son bec un fromage. Maître Renard, par l'odeur alléché, Lui tint à peu près ce langage : « Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau. Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau ! Sans mentir, si votre ramage Se rapporte à votre plumage, Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. » À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie : Et pour montrer sa belle voix, Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie. Le Renard s'en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur, Apprenez que tout flatteur Vit aux dépens de celui qui l'écoute. Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. » Le Corbeau honteux et confus, Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus. |

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Un Loup n'avait que les os et la peau ; Tant les chiens faisaient bonne garde. Ce Loup rencontre un Dogue aussi puissant que beau, Gras, poli, qui s'était fourvoyé par mégarde. L'attaquer, le mettre en quartiers, Sire Loup l'eût fait volontiers. Mais il fallait livrer bataille ; Et le Mâtin était de taille À se défendre hardiment. Le Loup donc l'aborde humblement, Entre en propos, et lui fait compliment Sur son embonpoint qu'il admire. « Il ne tiendra qu'à vous beau Sire, D'être aussi gras que moi, lui repartit le Chien. Quittez les bois, vous ferez bien : Vos pareils y sont misérables, Cancres, haires, et pauvres diables, Dont la condition est de mourir de faim. Car quoi ? Rien d'assuré ; point de franche lippée ; Tout à la pointe de l'épée. Suivez-moi ; vous aurez un bien meilleur destin. » Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ? - Presque rien, dit le Chien ; donner la chasse aux gens Portants bâtons, et mendiants ; Flatter ceux du logis, à son Maître complaire : Moyennant quoi votre salaire Sera force reliefs de toutes les façons ; Os de poulets, os de pigeons ; Sans parler de mainte caresse. » Le Loup déjà se forge une félicité Qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé : « Qu'est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? rien ? - Peu de chose. - Mais encor ? - Le collier dont je suis attaché De ce que vous voyez est peut-être la cause. - Attaché ? dit le Loup ; vous ne courez donc pas Où vous voulez ? - Pas toujours, mais qu'importe ? - Il importe si bien, que de tous vos repas Je ne veux en aucune sorte, Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. » Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor. |

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Autrefois le rat des villes
Invita le rat des champs, D'une façon fort civile, A des reliefs d'ortolans. Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis. Je laisse à penser la vie Que firent ces deux amis. Le régal fut fort honnête :
Rien ne manquait au festin; Mais quelqu'un troubla la fête Pendant qu'ils étaient en train. A la porte de la salle
Ils entendirent du bruit : Le rat de ville détale, Son camarade le suit. Le bruit cesse, on se retire :
Rats en campagne aussitôt ; Et le citadin de dire : «Achevons tout notre rôt. -C'est assez, dit le rustique;
Demain vous viendrez chez moi. Ce n'est pas que je me pique De tous vos festins de roi ; Mais rien ne vient m'interrompre :
Je mange tout à loisir. Adieu donc. Fi du plaisir Que la crainte peut corrompre !» |

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Le Pot de fer proposa Au Pot de terre un voyage. Celui-ci s'en excusa, Disant qu'il ferait que sage De garder le coin du feu ; Car il lui fallait si peu, Si peu, que la moindre chose De son débris serait cause. Il n'en reviendrait morceau. « Pour vous dit-il, dont la peau Est plus dure que la mienne, Je ne vois rien qui vous tienne. - Nous vous mettrons à couvert, Repartit le Pot de fer. Si quelque matière dure Vous menace d'aventure, Entre deux je passerai, Et du coup vous sauverai. » Cette offre le persuade. Pot de fer son camarade Se met droit à ses côtés. Mes gens s'en vont à trois pieds, Clopin clopant comme ils peuvent, L'un contre l'autre jetés Au moindre hoquet qu'ils treuvent. Le Pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas Que par son Compagnon il fut mis en éclats, Sans qu'il eût lieu de se plaindre. Ne nous associons qu'avecque nos égaux ; Ou bien il nous faudra craindre Le destin d'un de ces Pots. |

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Un Savetier chantait du matin jusqu'au soir : C'était merveilles de le voir, Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages, Plus content qu'aucun des sept sages. Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or, Chantait peu, dormait moins encor. C'était un homme de finance. Si sur le point du jour parfois il sommeillait, Le Savetier alors en chantant l'éveillait, Et le Financier se plaignait, Que les soins de la Providence N'eussent pas au marché fait vendre le dormir, Comme le manger et le boire. En son hôtel il fait venir Le chanteur, et lui dit : «Or çà, sire Grégoire, Que gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur, Dit avec un ton de rieur Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière De compter de la sorte ; et je n'entasse guère Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin J'attrape le bout de l'année : Chaque jour amène son pain. - Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ? - Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ; (Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes), Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours Qu'il faut chommer ; on nous ruine en fêtes. L'une fait tort à l'autre ; et Monsieur le curé De quelque nouveau saint charge toujours son prône.» Le Financier riant de sa naïveté Lui dit : «Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône. Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin, Pour vous en servir au besoin.» Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre Avait depuis plus de cent ans Produit pour l'usage des gens. Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre L'argent et sa joie à la fois. Plus de chant ; il perdit la voix Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines. Le sommeil quitta son logis, Il eut pour hôtes les soucis, Les soupçons, les alarmes vaines. Tout le jour il avait l'?il au guet ; et la nuit, Si quelque chat faisait du bruit, Le chat prenait l'argent. À la fin le pauvre homme S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus : «Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme, Et reprenez vos cent écus.» |

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé, Et de tous les côtés au Soleil exposé, Six forts chevaux tiraient un Coche. Femmes, Moine, vieillards, tout était descendu. L'attelage suait, soufflait, était rendu. Une Mouche survient, et des chevaux s'approche ; Prétend les animer par son bourdonnement ; Pique l'un, pique l'autre, et pense à tout moment Qu'elle fait aller la machine, S'assied sur le timon, sur le nez du Cocher ; Aussitôt que le char chemine, Et qu'elle voit les gens marcher, Elle s'en attribue uniquement la gloire ; Va, vient, fait l'empressée ; il semble que ce soit Un Sergent de bataille allant en chaque endroit Faire avancer ses gens, et hâter la victoire. La Mouche en ce commun besoin Se plaint qu'elle agit seule, et qu'elle a tout le soin ; Qu'aucun n'aide aux chevaux à se tirer d'affaire. Le Moine disait son Bréviaire ; Il prenait bien son temps ! une femme chantait ; C'était bien de chansons qu'alors il s'agissait ! Dame Mouche s'en va chanter à leurs oreilles, Et fait cent sottises pareilles. Après bien du travail le Coche arrive au haut. Respirons maintenant, dit la Mouche aussitôt : J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine. Ça, Messieurs les Chevaux, payez-moi de ma peine. Ainsi certaines gens, faisant les empressés, S'introduisent dans les affaires : Ils font partout les nécessaires, Et, partout importuns, devraient être chassés.
Cette édition électronique a été réalisée par Christophe Paillard, bénévole,
professeur agrégé de philosophie Lycée international de Ferney-Voltaire
Courriel: c.paillard@wanadoo.fr
Site web: http://perso.wanadoo.fr/fatalisme / et site personnel en philosophie: http://perso.wanadoo.fr/listephilo/ .
Denis Diderot (1776)
“ Entretien d'un philosophe avec la Maréchale de *** ”
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Denis Diderot (1776), “Entretien d'un philosophe avec la Maréchale de *** ”, in Diderot, Oeuvres complètes, éd. Assézat-Tourneux, Paris, Garnier Frères, 1875-1877, t. 2, pp. 507-528.
Édition complétée le 12 novembre 2002 à Chicoutimi, Québec.
“ Entretien d'un philosophe avec la maréchale de *** ” (1776)
Source : DIDEROT, Oeuvres complètes, éd. Assézat-Tourneux, Paris, Garnier Frères, 1875-1877, t. 2, pp. 507-528.
J'avais je ne sais quelle affaire à traiter avec le maréchal de *** [1]; j'allais à son hôtel un matin ; il était absent ; je me fis annoncer à madame la maréchale. C'est une femme charmante ; elle est belle et dévote comme un ange ; elle a la douceur peinte sur son visage ; et puis un son de voix et une naïveté de discours tout à fait avenante à sa physionomie. Elle était à sa toilette. On m'approche un fauteuil ; je m'assieds, et nous causons. Sur quelques propos de ma part, qui l'édifièrent et qui la surprirent (car elle était dans l'opinion que celui qui nie la très-sainte Trinité est un homme de sac et de corde, qui finira par être pendu), elle me dit : « N'êtes-vous pas monsieur Diderot ? »
DIDEROT [2]. - Oui, madame.
LA MARÉCHALE. - C'est donc vous qui ne croyez à rien ?
DIDEROT. - Moi-même.
LA MARÉCHALE. - Cependant votre morale est celle d'un croyant.
DIDEROT. - Pourquoi non, quand il est honnête homme '
LA MARÉCHALE. - Et cette morale, vous la pratiquez ?
DIDEROT. - De mon mieux.
LA MARÉCHALE. – Quoi ! vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point ?
DIDEROT. - Très rarement [3].
LA MARÉCHALE. - Que gagnez-vous à ne pas croire ?
DIDEROT. - Rien du tout, madame la maréchale. Est-ce qu'on croit parce qu'il y a quelque chose à gagner ?
LA MARÉCHALE. - Je ne sais ; mais la raison d'intérêt ne gâte rien aux affaires de ce monde ni de l'autre.
DIDEROT. - J'en suis un peu fâché pour notre pauvre espèce humaine. Nous n'en valons pas mieux.
LA MARÉCHALE. - Quoi ! vous ne volez point ?
DIDEROT. - Non, d'honneur.
LA MARÉCHALE. - Si vous n'êtes ni voleur ni assassin, convenez du moins que vous n'êtes pas conséquent.
DIDEROT. - Pourquoi donc ?
LA MARÉCHALE. - C'est qu'il me semble que si je n'avais rien à espérer ni à craindre quand je n'y serais plus, il y a bien des petites douceurs dont je ne me priverais [4] pas, à présent que j'y suis. J'avoue que je prête à Dieu à la petite semaine.
DIDEROT. - Vous l'imaginez ?
LA MARÉCHALE. - Ce n'est point une imagination, c'est un fait.
DIDEROT. - Et pourrait-on vous demander quelles sont ces choses que vous vous permettriez si vous étiez incrédule ?
LA MARÉCHALE. - Non pas, s'il vous plaît ; c'est un article de ma confession.
DIDEROT. - Pour moi, je mets à fonds perdu.
LA MARÉCHALE. - C'est la ressource des gueux.
DIDEROT. - M'aimeriez-vous mieux usurier ?
LA MARÉCHALE. - Mais oui : on peut faire de l'usure avec Dieu tant qu'on veut ; on ne le ruine pas. Je sais bien que cela n'est pas délicat, mais qu'importe ? Comme le point est d'attraper le ciel, ou d'adresse ou de force, il faut tout porter en ligne de compte, ne négliger aucun profit. Hélas ! nous aurons beau faire, notre mise sera toujours bien mesquine en comparaison de la rentrée que nous attendons. Et vous n'attendez rien, vous ?
DIDEROT. - Rien.
LA MARÉCHALE. - Cela est triste. Convenez donc que vous êtes méchant ou bien fou !
DIDEROT. - En vérité, je ne saurais, madame la maréchale.
LA MARÉCHALE. - Quel motif peut avoir un incrédule d'être bon, s'il n'est pas fou ? Je voudrais bien le savoir.
DIDEROT. - Et je vais vous le dire.
LA MARÉCHALE. - Vous m'obligerez.
DIDEROT. - Ne pensez-vous pas qu'on peut être si heureusement né qu'on trouve un grand plaisir à faire le bien ?
LA MARÉCHALE. - Je le pense.
DIDEROT. - Qu'on peut avoir reçu une excellente éducation qui fortifie le penchant naturel à la bienfaisance ?
LA MARÉCHALE. - Assurément.
DIDEROT. - Et que, dans un âge plus avancé, l'expérience nous ait convaincu qu'à tout prendre il vaut mieux, pour son bonheur dans ce monde, être un honnête homme qu'un coquin ?
LA MARÉCHALE. - Oui-da ; mais comment est-on un honnête homme, lorsque de mauvais principes se joignent aux passions pour entraîner au mal ?
DIDEROT. - On est inconséquent ; et y a-t-il rien de plus commun que d'être inconséquent [5] ?
LA MARÉCHALE. - Hélas ! malheureusement non ; on croit, et tous les jours, on se conduit comme si l'on ne croyait pas.
DIDEROT. - Et sans croire, on se conduit à peu près comme si l'on croyait.
LA MARÉCHALE. - A la bonne heure ; mais quel inconvénient y aurait-il à avoir une raison de plus, la religion, pour faire le bien, et une raison de moins, l'incrédulité, pour mal faire.
DIDEROT. - Aucun, si la religion était un motif de faire le bien, et l'incrédulité un moyen de faire le mal.
LA MARÉCHALE. - Est-ce qu'il y a quelque doute là-dessus ? Est-ce que l'esprit de religion n'est pas de contrarier cette vilaine nature corrompue, et celui de l'incrédulité, de l'abandonner à sa malice, en l'affranchissant de la crainte ?
DIDEROT. - Ceci, madame la maréchale, va nous jeter dans une longue discussion.
LA MARÉCHALE. - Qu'est-ce que cela fait ? Le maréchal ne rentrera pas sitôt ; et il vaut mieux que nous parlions raison, que de médire de notre prochain.
DIDEROT. - Il faudra que je reprenne les choses d'un peu plus haut.
LA MARÉCHALE. - De si haut que vous voudrez, pourvu que je vous entende.
DIDEROT. - Si vous ne m'entendiez pas, ce serait bien ma faute.
LA MARÉCHALE. - Cela est poli ; mais il faut que vous sachiez que je n'ai jamais lu que mes heures, et que je ne suis guère occupée qu'à pratiquer l'Evangile et à faire des enfants.
DIDEROT. - Ce sont deux devoirs dont vous vous êtes bien acquittée.
LA MARÉCHALE. - Oui, pour les enfants ; vous en avez trouvé six autour de moi, et dans quelques jours vous en pourriez voir un de plus sur mes genoux [6] ; mais commencez.
DIDEROT. - Madame la maréchale, y a-t-il quelque bien, dans ce monde-ci, qui soit sans inconvénient ?
LA MARÉCHALE. - Aucun.
DIDEROT. - Et quelque mal qui soit sans avantage ?
LA MARÉCHALE. - Aucun.
DIDEROT. - Qu'appelez-vous donc mal ou bien ?
LA MARÉCHALE. - Le mal, ce sera ce qui a le plus d'inconvénients que d'avantages ; et le bien, au contraire, ce qui a plus d'avantages que d'inconvénients.
DIDEROT. - Madame la maréchale aura-t-elle la bonté de se souvenir de sa définition du bien et du mal ?
LA MARÉCHALE. - Je m'en souviendrai. Appelez-vous cela une définition ?
DIDEROT. - Oui.
LA MARÉCHALE. - C'est donc de la philosophie ?
DIDEROT. - Excellente.
LA MARÉCHALE. - Et j'ai fait de la philosophie !
DIDEROT. - Ainsi, vous êtes persuadée que la religion a plus d'avantages que d'inconvénients ; et c'est pour cela que vous l'appelez un bien ?
LA MARÉCHALE. - Oui.
DIDEROT. - Pour moi, je ne doute point que votre intendant ne vous vole un peu moins la veille de Pâques que le lendemain des fêtes, et que de temps en temps la religion n'empêche nombre de petits maux et ne produise nombre de petits biens.
LA MARÉCHALE. - Petit à petit, cela fait somme.
DIDEROT. - Mais croyez-vous que les terribles ravages qu'elle a causés dans les temps passés, et qu'elle causera dans les temps à venir, soient suffisamment compensés par ces guenilleux avantages-là ? Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue la plus violente antipathie entre les nations. Il n'y a pas un musulman qui n'imaginât faire une action agréable à Dieu et au saint Prophète, en exterminant tous les chrétiens, qui, de leur côté, ne sont guère plus tolérants. Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue, dans la même contrée, des divisions qui se sont rarement éteintes sans effusion de sang. Notre histoire ne nous en offre que de trop récents et de trop funestes exemples. Songez qu'elle a créé et qu'elle perpétue, dans la société entre les citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes. Le Christ a dit qu'il était venu pour séparer l'époux de la femme, la mère de ses enfants, le frère de la sœur, l'ami de l'ami ; et sa prédiction ne s'est que trop fidèlement accomplie.
LA MARÉCHALE. - Voilà bien les abus ; mais ce n'est pas la chose.
DIDEROT. - C'est la chose, si les abus en sont inséparables.
LA MARÉCHALE. - Et comment me montrerez-vous que les abus de la religion sont inséparables de la religion ?
DIDEROT. - Très aisément ; dites-moi, si un misanthrope s'était proposé de faire le malheur du genre humain, qu'aurait-il pu inventer de mieux que la croyance en un être incompréhensible sur lequel les hommes n'auraient jamais pu s'entendre, et auquel ils auraient attaché plus d'importance qu'à leur vie [7] ? Or, est-il possible de séparer de la notion d'une divinité l'incompréhensibilité la plus profonde et l'importance la plus grande ?
LA MARÉCHALE. - Non.
DIDEROT. - Concluez donc.
LA MARÉCHALE. - Je conclus que c'est une idée qui n'est pas sans conséquence dans la tête des fous.
DIDEROT. - Et ajoutez que les fous ont toujours été et seront toujours le plus grand nombre ; et que les plus dangereux sont ceux que la religion fait, et dont les perturbateurs de la société savent tirer bon parti dans l'occasion.
LA MARÉCHALE. - Mais il faut quelque chose qui effraie les hommes sur les mauvaises actions qui échappent à la sévérité des lois ; et si vous détruisez la religion, que lui substituerez-vous ?
DIDEROT. - Quand je n'aurais rien à mettre à la place, ce serait toujours un terrible préjugé de moins ; sans compter que, dans aucun siècle et chez aucune nation, les opinions religieuses n'ont servi de base aux mœurs nationales. Les dieux qu'adoraient ces vieux Grecs et ces vieux Romains, les plus honnêtes gens de la terre, étaient la canaille la plus dissolue : un Jupiter, à brûler tout vif ; une Vénus, à enfermer à l'Hôpital [8] ; un Mercure, à mettre à Bicêtre [9].
LA MARÉCHALE. - Et vous pensez qu'il est tout à fait indifférent que nous soyons chrétiens ou païens ; que païens, nous n'en vaudrions pas mieux ; et que chrétiens, nous n'en valons pas mieux.
DIDEROT. - Ma foi, j'en suis convaincu, à cela près que nous serions un peu plus gais.
LA MARÉCHALE. - Cela ne se peut.
DIDEROT. - Mais, madame la maréchale, est-ce qu'il y a des chrétiens ? Je n'en ai jamais vu.
LA MARÉCHALE. - Et c'est à moi que vous dites cela, à moi ?
DIDEROT. - Non, madame, ce n'est pas à vous ; c'est à une de mes voisine qui est honnête et pieuse comme vous l'êtes, et qui se croyait chrétienne de la meilleure foi du monde, comme vous le croyez.
LA MARÉCHALE. - Et vous lui fîtes voir qu'elle avait tort ?
DIDEROT. - En un instant.
LA MARÉCHALE. - Comment vous y prîtes-vous ?
DIDEROT. - J'ouvris un Nouveau Testament, dont elle s'était beaucoup servie, car il était fort usé. Je lui lus le sermon sur la montagne, et à chaque article je lui demandai : «Faites-vous cela ? et cela donc ? et cela encore ?» J'allai plus loin. Elle est belle, et quoiqu'elle soit très sage et très dévote, elle ne l'ignore pas ; elle a la peau très blanche, et quoiqu'elle n'attache pas un grand prix à ce frêle avantage, elle n'est pas fâchée qu'on en fasse l'éloge ; elle a la gorge aussi bien qu'il est possible de l'avoir, et, quoiqu'elle soit très modeste, elle trouve bon qu'on s'en aperçoive.
LA MARÉCHALE. - Pourvu qu'il n'y ait qu'elle et son mari qui le sachent.
DIDEROT. - Je crois que son mari le sait mieux qu'un autre ; mais pour une femme qui se pique de grand christianisme, cela ne suffit pas. Je lui dis : «N'est-il pas écrit dans l'Évangile que celui qui a convoité la femme de son prochain a commis l'adultère dans son cœur ? »
LA MARÉCHALE. - Elle vous répondit que oui ?
DIDEROT. - Je lui dit : « Et l'adultère commis dans le cœur ne damne-t-il pas aussi sûrement que l'adultère le mieux conditionné ? »
LA MARÉCHALE. - Elle vous répondit encore que oui ?
DIDEROT. - Je lui dis : « Et si l'homme est damné pour l'adultère qu'il a commis dans son cœur, quel sera le sort de la femme qui invite tous ceux qui l'approchent à commettre ce crime ?» Cette dernière question l'embarrassa.
LA MARÉCHALE. - Je comprends ; c'est qu'elle ne voilait pas fort exactement cette gorge, qu'elle avait aussi bien qu'il est possible de l'avoir.
DIDEROT. - Il est vrai. Elle me répondit que c'était une chose d'usage ; comme si rien n'était plus d'usage que de s'appeler chrétien et de ne l'être pas ; qu'il ne fallait pas se vêtir ridiculement, comme s'il y avait quelque comparaison à faire entre un misérable petit ridicule, sa damnation éternelle et celle de son prochain ; qu'elle se laissait habiller par sa couturière, comme s'il ne valait pas mieux changer de couturière que renoncer à sa religion ; que c'était la fantaisie de son mari, comme si un époux était assez insensé pour exiger de sa femme l'oubli de la décence et de ses devoirs, et qu'une véritable chrétienne dût pousser l'obéissance pour un époux extravagant, jusqu'au sacrifice de la volonté de son Dieu et au mépris des menaces de son rédempteur.
LA MARÉCHALE. - Je savais d'avance toutes ces puérilités-là ; je vous les aurais peut-être dites comme votre voisine ; mais elle et moi aurions été toutes deux de mauvaise foi. Mais quel parti prit-elle d'après votre remontrance ?
DIDEROT. - Le lendemain de cette conversation (c'était un jour de fête), je remontais chez moi, et ma dévote et belle voisine descendait de chez elle pour aller à la messe.
LA MARÉCHALE. - Vêtue comme de coutume ?
DIDEROT. - Vêtue comme de coutume. Je souris, elle sourit ; et nous passâmes l'un à côté de l'autre sans nous parler. Madame la maréchale, une honnête femme ! une chrétienne ! une dévote ! Après cet exemple, et cent mille autres de la même espèce, quelle influence réelle puis-je accorder à la religion sur les mœurs ? Presque aucune, et tant mieux.
LA MARÉCHALE. - Comment, tant mieux ?
DIDEROT. - Oui, madame : s'il prenait fantaisie à vingt mille habitants de Paris de conformer strictement leur conduite au sermon sur la montagne...
- Eh bien ! il y aurait quelques belles gorges plus couvertes.
DIDEROT. - Et tant de fous que le lieutenant de police ne saurait qu'en faire ; car nos Petites-Maisons [10] n'y suffiraient pas. Il y a dans les livres inspirés deux morales : l'une générale et commune à toutes les nations, à tous les cultes, et qu'on suit à peu près ; une autre, propre à chaque nation et à chaque culte, à laquelle on croit, qu'on prêche dans les temples, qu'on préconise dans les maisons, et qu'on ne suit point du tout [11].
LA MARÉCHALE. - Et d'où vient cette bizarrerie ?
DIDEROT. - De ce qu'il est impossible d'assujettir un peuple à une règle qui ne convient qu'à quelques hommes mélancoliques, qui l'ont calquée sur leur caractère. Il en est des religions comme des constitutions monastiques, qui toutes se relâchent avec le temps. Ce sont des folies qui ne peuvent tenir contre l'impulsion constante de la nature, qui nous ramène sous sa loi. Et faites que le bien des particuliers soit si étroitement lié avec le bien général, qu'un citoyen ne puisse presque pas nuire à la société sans se nuire à lui-même ; assurez à la vertu sa récompense, comme vous avez assuré à la méchanceté son châtiment ; que sans aucune distinction de culte, dans quelque condition que le mérite se trouve, il conduise aux grandes places de l'État ; et ne comptez plus sur d'autres méchants que sur un petit nombre d'hommes, qu'une nature perverse que rien ne peut corriger entraîne au vice. Madame la maréchale, la tentation est trop proche ; et l'enfer est trop loin ; n'attendez rien qui vaille la peine qu'un sage législateur s'en occupe, d'un système d'opinions bizarres qui n'en impose qu'aux enfants ; qui encourage au crime par la commodité des expiations ; qui envoie le coupable demander pardon à Dieu de l'injure faite à l'homme, et qui avilit l'ordre des devoirs naturels et moraux, en le subordonnant à un ordre de devoirs chimériques [12].
LA MARÉCHALE. - Je ne vous comprends pas.
DIDEROT. - Je m'explique ; mais il me semble que voilà le carrosse de M. le maréchal, qui rentre fort à propos pour m'empêcher de dire des sottises.
LA MARÉCHALE. - Dites, dites votre sottise, je ne l'entendrai pas ; je suis accoutumée à n'entendre que ce qui me plaît.
DIDEROT. - Je m'approchai de son oreille et je lui dis tout bas : Madame la maréchale, demandez au vicaire de votre paroisse, de ces deux crimes, pisser dans un vase sacré, ou noircir la réputation d'une femme honnête, quel est le plus atroce ? Il frémira d'horreur au premier, criera au sacrilège ; et la loi civile, qui prend à peine connaissance de la calomnie, tandis qu'elle punit le sacrilège par le feu, achèvera de brouiller les idées et de corrompre les esprits.
LA MARÉCHALE. - Je connais plus d'une femme qui se ferait un scrupule de manger gras le vendredi, et qui... j'allais dire aussi ma sottise. Continuez.
DIDEROT. - Mais, madame, il faut absolument que je parle à M. le maréchal.
LA MARÉCHALE. - Encore un moment, et puis nous l'irons voir ensemble. Je ne sais trop que vous répondre, et cependant vous ne me persuadez pas.
DIDEROT. - Je ne me suis pas proposé de vous persuader. Il en est de la religion comme du mariage. Le mariage, qui fait le malheur de tant d'autres, a fait votre bonheur et celui de M. le maréchal ; vous avez bien fait de vous marier tous les deux. La religion, qui a fait, qui fait et qui fera tant de méchants, vous a rendue meilleure encore ; vous faites bien de la garder. Il vous est doux d'imaginer à côté de vous, au-dessus de votre tête, un être grand et puissant, qui vous voit marcher sur la terre, et cette idée affermit vos pas. Continuez, madame, à jouir de ce garant auguste de vos pensées, de ce spectateur, de ce modèle sublime de vos actions.
LA MARÉCHALE. - Vous n'avez pas, à ce que je vois, la manie du prosélytisme [13].
DIDEROT. - Aucunement.
LA MARÉCHALE. - Je vous en estime davantage.
DIDEROT. - Je permets à chacun de penser à sa manière, pourvu qu'on me laisse penser à la mienne ; et puis, ceux qui sont faits pour se délivrer de ces préjugés n'ont guère besoin qu'on les catéchise.
LA MARÉCHALE. - Croyez-vous que l'homme puisse se passer de superstition ?
DIDEROT. - Non, tant qu'il restera ignorant et peureux.
LA MARÉCHALE. - Eh bien ! superstition pour superstition, autant la nôtre qu'une autre.
DIDEROT. - Je ne le pense pas.
LA MARÉCHALE. - Parlez-moi vrai, ne vous répugne-t-il point de n'être plus rien après votre mort ?
DIDEROT. - J'aimerais mieux exister, bien que je ne sache pas pourquoi un être, qui a pu me rendre malheureux sans raison, ne s'en amuserait pas deux fois.
LA MARÉCHALE. - Si, malgré cet inconvénient, l'espoir d'une vie à venir vous paraît consolant et doux, pourquoi vous l'arracher ?
DIDEROT. - Je n'ai pas cet espoir, parce que le désir ne m'en a point dérobé la vanité ; mais je ne l'ôte à personne. Si l'on peut croire qu'on verra, quand on n'aura plus d'yeux ; qu'on entendra, quand on n'aura plus d'oreilles ; qu'on pensera, quand on n'aura plus de tête ; qu'on sentira, quand on n'aura plus de sens ; qu'on aimera, quand on n'aura plus de cœur ; qu'on existera, quand on sera nulle part ; qu'on sera quelque chose, sans étendue et sans lieu, j'y consens.
LA MARÉCHALE. - Mais ce monde-ci, qui l'a fait ?
DIDEROT. - Je vous le demande.
LA MARÉCHALE. - C'est Dieu.
DIDEROT. - Et qu'est-ce que Dieu ?
LA MARÉCHALE. - Un esprit.
DIDEROT. - Si un esprit fait de la matière, pourquoi de la matière ne ferait-elle pas un esprit ?
LA MARÉCHALE. - Et pourquoi le ferait-elle ?
DIDEROT. - C'est que je lui en vois faire tous les jours. Croyez-vous que les bêtes aient des âmes ?
LA MARÉCHALE. - Certainement, je le crois.
DIDEROT. - Et pourriez-vous me dire ce que devient, par exemple, l'âme du serpent du Pérou, pendant qu'il se dessèche, suspendu à une cheminée, et exposé à la fumée un ou deux ans de suite ?
LA MARÉCHALE. - Qu'elle devienne ce qu'elle voudra, qu'est-ce que cela me fait ?
DIDEROT. - C'est que madame la maréchale ne sait pas que ce serpent enfumé, desséché, ressuscite et renaît.
LA MARÉCHALE. - Je n'en crois rien.
DIDEROT. - C'est pourtant un habile homme, c'est Bouguer [14] qui l'assure.
LA MARÉCHALE. - Votre habile homme en a menti.
DIDEROT. - S'il avait dit vrai ?
LA MARÉCHALE. - J'en serais quitte pour croire que les animaux sont des machines.
DIDEROT. - Et l'homme qui n'est qu'un animal un peu plus parfait qu'un autre... Mais, M. le maréchal...
LA MARÉCHALE. - Encore une question, et c'est la dernière. Etes-vous bien tranquille dans votre incrédulité ?
DIDEROT. - On ne saurait davantage.
LA MARÉCHALE. - Pourtant, si vous vous trompiez ?
DIDEROT. - Quand je me tromperais ?
LA MARÉCHALE. - Tout ce que vous croyez faux serait vrai, et vous seriez damné. Monsieur Diderot, c'est une terrible chose que d'être damné ; brûler toute une éternité, c'est bien long.
DIDEROT. - La Fontaine croyait que nous y serions comme le poisson dans l'eau.
LA MARÉCHALE. - Oui, oui ; mais votre La Fontaine devint bien sérieux au dernier moment ; et c'est là que je vous attends.
DIDEROT. - Je ne réponds de rien, quand ma tête n'y sera plus ; mais si je finis par une de ces maladies qui laissent à l'homme agonisant toute sa raison, je ne serai pas plus troublé au moment où vous m'attendez qu'au moment où vous me voyez.
LA MARÉCHALE. - Cette intrépidité me confond.
DIDEROT. - J'en trouve bien davantage au moribond qui croit en un juge sévère qui pèse jusqu'à nos plus secrètes pensées, et dans la balance duquel l'homme le plus juste se perdrait par sa vanité, s'il ne tremblait de se trouver trop léger ; si ce moribond avait alors à son choix, ou d'être anéanti, ou de se présenter à ce tribunal, son intrépidité me confondrait bien autrement, s'il balançait à prendre le premier parti, à moins qu'il ne fût plus insensé que le compagnon de saint Bruno ou plus ivre de son mérite que Bobola.
LA MARÉCHALE. - J'ai lu l'histoire de l'associé de saint Bruno ; mais je n'ai jamais entendu parler de votre Bobola.
DIDEROT. - C'est un jésuite du collège de Pinsk, en Lithuanie, qui laissa en mourant une cassette pleine d'argent, avec un billet écrit et signé de sa main.
LA MARÉCHALE. - Et ce billet ?
DIDEROT. - Était conçu en ces termes : «Je prie mon cher confrère, dépositaire de cette cassette, de l'ouvrir quand j'aurai fait des miracles. L'argent qu'elle contient servira aux frais du procès de ma béatification. J'y ai ajouté quelques mémoires authentiques pour la confirmation de mes vertus, et qui pourront servir utilement à ceux qui entreprendront d'écrire ma vie.»
LA MARÉCHALE. - Cela est à mourir de rire.
DIDEROT. - Pour moi, madame la maréchale ; mais pour vous, votre Dieu n'entend pas raillerie.
LA MARÉCHALE. - Vous avez raison.
DIDEROT. - Madame la maréchale, il est bien facile de pécher grièvement contre votre loi.
LA MARÉCHALE. - J'en conviens.
DIDEROT. - La justice qui décidera de votre sort est bien rigoureuse.
LA MARÉCHALE. - Il est vrai.
DIDEROT. - Et si vous en croyez les oracles de votre religion sur le nombre des élus, il est bien petit.
LA MARÉCHALE. - Oh ! c'est que je ne suis pas janséniste ; je ne vois la médaille que par son revers consolant ; le sang de Jésus-Christ couvre un grand espace à mes yeux ; et il me semblerait très singulier que le diable, qui n'a pas livré son fils à la mort, eût pourtant la meilleure part.
DIDEROT. - Damnez-vous Socrate, Phocion, Aristide, Caton, Trajan, Marc-Aurèle ?
LA MARÉCHALE. - Fi donc ! Il n'y a que les bêtes féroces qui puissent le penser. Saint Paul a dit que chacun sera jugé par la loi qu'il a connue ; et saint Paul a raison.
DIDEROT. - Et par quelle loi l'incrédule sera-t-il jugé ?
LA MARÉCHALE. - Votre cas est un peu différent. Vous êtes un de ces habitants maudits de Corozaïn et de Betzaïda, qui fermèrent leurs yeux à la lumière qui les éclairait, et qui étoupèrent leurs oreille pour ne pas entendre la voix de la vérité qui leur parlait.
DIDEROT. - Madame la maréchale, ces Corozaïnois et ces Betzaïdains furent des hommes comme il n'y en eut jamais que là, s'ils furent maîtres de croire ou de ne pas croire.
LA MARÉCHALE. - Ils virent de prodiges qui auraient mis l'enchère aux sacs et à la cendre, s'ils avaient été faits à Tyr et à Sidon.
DIDEROT. - C'est que les habitants de Tyr et de Sidon étaient des gens d'esprit, et que eux de Corozaïn et de Betzaïda n'étaient que des sots. Mais, est-ce que celui qui fit les sots les punira pour avoir été sots ? Je vous ai fait tout à l'heure une histoire, et il me prend envie de vous faire un conte. Un jeune Mexicain... Mais, M. le maréchal ?
LA MARÉCHALE. - Je vais envoyer savoir s'il est visible. Eh bien ! votre jeune Mexicain ?
DIDEROT. - Las de son travail, se promenait un jour au bord de la mer. Il voit une planche qui trempait d'un bout dans les eaux, et qui de l'autre posait sur le rivage. Il s'assied sur cette planche, et là, prolongeant ses regards sur la vaste étendue qui se déployait devant lui, il se disait : «rien n'est plus vrai que ma grand-mère radote avec son histoire de je ne sais quels habitants qui, dans je ne sais quel temps, abordèrent ici de je ne sais où, d'une contrée au-delà de nos mers. Il n'y a pas le sens commun : ne vois-je pas la mer confiner avec le ciel ? Et puis-je croire, contre le témoignage de mes sens, une vieille fable dont on ignore la date, que chacun arrange à sa manière, et qui n'est qu'un tissu de circonstances absurdes, sur lesquelles ils se mangent le cœur et s'arrachent le blanc des yeux ? » Tandis qu'il raisonnait ainsi, les eaux agitées le berçaient sur sa planche, et il s'endormit. Pendant qu'il dort, le vent s'accroît, le flot soulève la planche sur laquelle il est étendu, et voilà notre jeune raisonneur embarqué.
LA MARÉCHALE. - Hélas ! c'est bien là notre image : nous sommes chacun sur notre planche ; le vent souffle, et le flot nous emporte.
DIDEROT. - Il était déjà loin du continent lorsqu'il s'éveilla. Qui fut bien surpris de se trouver en pleine mer ? ce fut notre Mexicain. Qui le fut encore bien davantage ? ce fut encore lui, lorsqu'ayant perdu de vue le rivage sur lequel il se promenait il n'y a pas un instant, la mer lui parut confiner avec le ciel de tous côtés. Alors il soupçonna qu'il pouvait bien s'être trompé ; et que, si le vent restait au même point, peut-être serait-il porté sur la rive, et parmi ces habitants dont sa grand'mère l'avait si souvent entretenu.
LA MARÉCHALE. - Et de son souci, vous ne m'en dites mot.
DIDEROT. - Il n'en eut point. Il se dit : Qu'est-ce que cela me fait, pourvu que j'aborde ? J'ai raisonné comme un étourdi, soit ; mais j'ai été sincère avec moi-même ; et c'est tout ce qu'on peut exiger de moi. Si ce n'est pas une vertu que d'avoir de l'esprit, ce n'est pas un crime que d'en manquer. Cependant le vent continuait, l'homme et la planche voguaient, et la rive inconnue commençait à paraître : il y touche, et l'y voilà.
LA MARÉCHALE. - Nous nous y reverrons un jour, monsieur Diderot.
DIDEROT. - Je le souhaite, madame la maréchale ; en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de vous faire ma cour. A peine eut-il quitté sa planche, et mis le pied sur le sable, qu'il aperçut un vieillard vénérable, debout à ses côtés. Il lui demanda où il était, et à qui il avait l'honneur de parler. « Je suis le souverain de la contrée», lui répondit le vieillard. A l'instant le jeune homme se prosterne. « Relevez-vous, lui dit le vieillard. Vous avez nié mon existence ?— Il est vrai.— Et celle de mon empire ?— Il est vrai.— Je vous pardonne, parce que je suis celui qui voit le fond des cœurs, et que j'ai lu au fond du vôtre que vous étiez de bonne foi ; mais le reste de vos pensées et de vos actions n'est pas également innocent.» Alors le vieillard, qui le tenait par l'oreille, lui rappelait toutes les erreurs de sa vie ; et, à chaque article, le jeune Mexicain s'inclinait, se frappait la poitrine, et demandait pardon... Là, madame la maréchale, mettez-vous pour un moment à la place du vieillard, et dites-moi ce que vous auriez fait ? Auriez-vous pris ce jeune insensé par les cheveux ; et vous seriez-vous complu à le traîner à toute éternité sur le rivage ?
LA MARÉCHALE. - En vérité, non.
DIDEROT. - Si un de ces six jolis enfants que vous avez, après s'être échappé de la maison paternelle et avoir fait force sottises, y revenait bien repentant ?
LA MARÉCHALE. - Moi, je courrais à sa rencontre ; je le serrerais entre mes bras, et je l'arroserais de mes larmes ; mais M. le maréchal son père ne prendrait pas la chose si doucement.
DIDEROT. - M. le maréchal n'est pas un tigre.
LA MARÉCHALE. - Il s'en faut bien.
DIDEROT. - Il se ferait peut-être un peu tirailler ; mais il pardonnerait.
LA MARÉCHALE. - Certainement.
DIDEROT. - Surtout s'il venait à considérer qu'avant de donner la naissance à cet enfant, il en savait toute la vie, et que le châtiment de ses fautes serait sans aucune utilité ni pour lui-même, ni pour le coupable, ni pour ses frères.
LA MARÉCHALE. - Le vieillard et M. le maréchal sont deux.
DIDEROT. - Voulez-vous dire que M. le maréchal est meilleur que le vieillard ?
LA MARÉCHALE. - Dieu m'en garde ! Je veux dire que, si ma justice n'est pas celle de M. le maréchal, la justice de M. le maréchal pourrait bien n'être pas celle du vieillard.
DIDEROT. - Ah ! madame ! vous ne sentez pas les suites de cette réponse. Ou la définition générale convient également à vous, à M. le maréchal, à moi, au jeune Mexicain et au vieillard ; ou je ne sais plus ce que c'est, et j'ignore comment on plaît ou l'on déplaît à ce dernier.
Nous en étions là lorsqu'on nous avertit que M. le maréchal nous attendait. Je donnai la main à Mme la maréchale, qui me disait : «C'est à faire tourner la tête, n'est-ce pas ? [15] »
DIDEROT. - Pourquoi donc, quand on l'a bonne ?
LA MARÉCHALE. - Après tout, le plus court est de se conduire comme si le vieillard existait.
DIDEROT. - Même quand on n'y croit pas.
LA MARÉCHALE. - Et quand on y croit, de ne pas trop compter sur sa bonté.
DIDEROT. - Si ce n'est pas le plus poli, c'est du moins le plus sûr...
LA MARÉCHALE. - A propos, si vous aviez à rendre compte de vos principes à nos magistrats, les avoueriez-vous ?
DIDEROT. - Je ferais de mon mieux pour leur épargner une action atroce.
LA MARÉCHALE. - Ah ! le lâche ! Et si vous étiez sur le point de mourir [16], vous soumettriez-vous aux cérémonies de l'Église ?
DIDEROT. - Je n'y manquerais pas.
LA MARÉCHALE. - Fi ! le vilain hypocrite [17].
[1] La maréchale de Broglie, selon Naigeon. Cet entretien se serait tenu en 1771. Diderot était chargé par Catherine de Russie d'acheter une collection dont les de Broglie avaient hérité. Tel est le prétexte de l'Entretien.
[2] L'Entretien parut en 1777 dans un recueil où il était attribué au libertin italien Crudeli. En avril et mai 1775, la Correspondance littéraire de Grimm l'avait pourtant attribué à Diderot. Conformément aux éditeurs modernes, nous remplaçons systématiquement le nom de Crudeli par celui de Diderot.
[3] Le thème de l'athée vertueux est une constante de la philosophie des Lumières depuis les Pensées diverses sur la comète de Pierre Bayle.
[4] Variante : sèvrerais.
[5] L'inconséquence de l'homme ou le désaccord des principes et des actions est un thème classique chez Diderot.
[6] Variante : J'en ai six tout venus et un septième qui frappe à la porte
[7] Variante : ... que rien au monde ne peut écarter un abus.
[8] La Salpêtrière, où l'on enfermait les prostituées.
[9] Bicêtre : lieu de réclusion des mendiants.
[10] Petites-Maisons : hospices d'aliénés au XVIIIe siècle.
[11] Thème classique chez Diderot : la morale doit se régler sur le code de la nature. Cf. le Supplément au voyage de Bougainville disponible dans la bibliothèque des Classiques des Sciences Sociales.
[12] C'est le précis de la morale de Diderot.
[13] Depuis son arrestation en 1749, Diderot s'était engagé auprès des autorités à ne pas faire de prosélytisme. Son athéisme militant est resté clandestin.
[14] Bouguer : auteur et explorateur qui a accompagné La Condamine dans son voyage au Pérou.
[15] La Correspondance secrète donne la version suivant :
-C'est la bouteille à l'encre, n'est-ce pas ?
-Il est vrai.
-Après tout, le plus court est de se conduire comme si le vieillard existait..., même quand on n'y croit pas.
-Et quand on y croit, de ne pas trop compter sur sa miséricorde. Saint Nicolas, nage toujours et ne t'y fie pas.
-C'est le plus sûr... A propos, etc.
Note d'Assézat-Tourneux.
[16] Variante : Si vous touchiez à votre dernière heure.
[17] Diderot ne défend donc pas l'athéisme publiquement. Son matérialisme s'inscrit dans la clandestinité. Cf. note 13.
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